VIII
LES BRISANTS

Assis sur le banc fixé sous les fenêtres de poupe du Pluvier Doré, Bolitho contemplait leur maigre sillage bouillonnant. Les jours se succédaient, immuables, et ne pas participer aux tâches du bord l’irritait. Il était midi, le pont devait être aussi brûlant qu’un désert balayé par le vent. En bas, au moins, il y avait un peu d’agitation. La coque grinçait doucement au gré des mouvements de tangage et l’air balayait la cabine, faisant un peu oublier l’inconfort des lieux.

La jeune Sophie était assise à l’autre bout du banc. Elle avait découvert l’une de ses épaules afin que Catherine pût la masser avec un onguent qu’elle avait apporté de Londres. La peau de la jeune fille était rouge vif : le soleil avait fait son œuvre alors qu’elle se promenait sur le pont.

Catherine l’avait gourmandée :

— Nous ne sommes pas dans la rue du Commerce, mon enfant. Faites en sorte de ne pas vous laisser rôtir vivante.

La jeune fille lui avait répondu avec son grand sourire :

— Je risque pas de l’oublier, milady !

Jenour était là, lui aussi, occupé à dessiner ou à ajouter quelques lignes à ces lettres interminables qu’il adressait à ses parents. Keen se trouvait sans doute sur le pont ; il devait réfléchir encore et encore à ses relations avec Zénoria, se demandant s’il s’était bien conduit… s’il avait bien agi…

Bolitho avait eu plusieurs conversations avec Samuel Bezant, capitaine du Pluvier Doré. Originaire de Lowestoft, le patron avait commencé à naviguer dès l’âge de neuf ans, dans le port où il était né, naturellement, à bord d’un lougre de pêche. Maintenant qu’il avait compris qu’il pouvait parler à Bolitho sans craindre de subir une rebuffade ou un mouvement d’humeur, il lui avait expliqué que le plus gros des ennuis du Pluvier était causé par la marine. Au début, il avait accepté avec plaisir l’offre qu’on lui avait faite de passer au service de l’Amirauté. « Mais pourquoi donc accepter une protection si Leurs Seigneuries ou les officiers de quelque importance avaient le droit de lui enlever des marins expérimentés quand bon leur semblait ? » Bolitho savait pertinemment qu’il n’aurait servi de rien de lui expliquer la situation, de lui dire qu’un commandant de vaisseau de guerre était logé à la même enseigne. Si les détachements de prise avaient de la chance, un commandant pouvait espérer récupérer quelques marins de premier brin. Il arrivait parfois, rarement, que l’on mette la main sur des marins de commerce. Il suffisait qu’un capitaine près de ses sous eût payé son dû à l’équipage avant même d’être arrivé au port. Les malheureux devenaient alors une proie facile pour la presse, si l’officier qui commandait le détachement faisait assez vite. Mais, la plupart du temps, les nouveaux enrôlés n’étaient que de vulgaires paysans, des « chevaux de labour », comme les appelaient les marins avec mépris, ou encore des hommes qui sans cela n’eussent pas échappé à la corde.

Un jour que Bolitho était venu le rejoindre sur le pont pour admirer un beau coucher de soleil sur les îles Canaries, à hauteur du trentième parallèle, Bezant lui avait dit :

— De l’équipe de dunette qui était là au départ, sir Richard, il ne me reste guère que le bosco. Le second est demeuré sur le Rocher et on me demande de conduire ce navire avec des gens qui ne connaissent rien à la mer !

— Et votre nouveau second, Mr. Lincoln ? Il semble fort capable.

Bezant avait fait la grimace.

— C’est un bon marin. Mais cela fait seulement six mois qu’il a embarqué, lui aussi !

Le temps que le gros brigantin atteigne Bonne-Espérance, Bezant réussirait peut-être à souder son groupe hétéroclite pour obtenir un équipage digne de ce nom qui ferait corps avec ce bâtiment auquel il portait un véritable amour, comme y étaient attachés la toile et les cordages qui lui permettaient d’avancer.

Bolitho aperçut un poisson qu’il ne put identifier retomber à l’eau, essayant sans doute d’échapper à quelque prédateur à l’affût.

Il est vrai que, depuis l’appareillage de Gibraltar, ils avaient accumulé les ennuis. Un gabier était tombé des hauts dans un coup de chien et s’était écrasé contre le pavois sous le vent. Il était mort sur le coup, on avait immergé son corps le lendemain. Bolitho ne le connaissait pas, mais, en tant que marin, il avait partagé la peine de Bezant quand le capitaine avait récité les prières de son vieux livre tout écorné. Nous confions ce corps aux profondeurs…

Ils n’avaient revu qu’une seule fois les huniers de l’étrange bâtiment, le lendemain du jour où ils avaient levé l’ancre. Après cela, plus rien ; de temps à autre, en général juste après l’aube, ils apercevaient fugitivement la terre. Un archipel, comme un amas de nuages à l’horizon, et en une autre occasion, un îlot isolé qui pointait telle une dent brisée. Bezant lui avait dit que c’était un lieu désolé où nul ne pouvait survivre sans devenir fou de solitude. On savait que des pirates y abandonnaient parfois leurs prisonniers. Et comme avait ajouté Bezant : « Il serait plus charitable de leur trancher tout bonnement la gorge ! »

L’immense côte d’Afrique était là tout du long, invisible sauf lorsqu’il était indispensable de s’en approcher, mais l’équipage gardait conscience de son existence.

Catherine examina les épaules rougies de Sophie puis surprit l’expression de Bolitho. Tout en continuant à masser doucement la jeune fille avec son onguent, elle revoyait précisément tous les incidents qui avaient émaillé leur navigation. Elle se demandait s’il pensait en ce moment aux mêmes choses qu’elle.

Ce marin qui était chu d’une haute vergue pendant le grain.

Et cette autre fois encore, ils étaient assis ici même, n’osant l’un comme l’autre se lever pour aller se coucher et retrouver l’atmosphère pénible et humide de l’entrepont.

Tout était calme, il était déjà tard, c’était le quart de nuit. C’est Jenour qui leur avait rappelé ces événements.

Ils avaient tous entendu un bruit de pieds qui glissaient au-dessus de leurs têtes puis, après ce qui leur avait paru une éternité, un grand cri déchirant : « Un homme à la mer ! » La porte du capitaine s’était ouverte à toute volée, Bezant avait hurlé quelques ordres. À larguer le perroquet de fougue ! Paré à virer ! Du monde au canot ! Catherine était montée sur le pont avec Bolitho. La pleine lune éclairait d’une lumière féerique la toile raidie et les haubans qui vibraient. La mer ressemblait à de l’argent en fusion, étendue sans fin et comme irréelle.

Inutile de dire que le canot était rentré bredouille. Son équipage était plus terrorisé à l’idée de perdre de vue le bâtiment dans cette lumière étrange et glacée qu’à celle de laisser un des leurs se noyer.

Lincoln, le second, était de quart. Il expliqua à son capitaine que l’un des prisonniers, un soldat, avait été pris d’une crise de folie, au grand désespoir de ses compagnons.

Lincoln lui avait décrit toute la scène, comment, ayant pitié de l’état du prisonnier et pour calmer les autres, il avait fait monter l’homme sur le pont, pensant que ça le calmerait. La suite n’était pas très claire. Sans seulement pousser un cri, le prisonnier avait échappé à ses gardiens et s’était précipité par-dessus bord. Il portait encore des menottes aux poignets, mais ce point ne lui avait été rapporté qu’après le départ de l’embarcation.

Catherine regardait Bolitho qui se tenait debout, main sur la hanche. Cette main qu’elle connaissait si bien, cette main capable de la hisser aux sommets de la passion, jusqu’à un point tel que ni l’un ni l’autre ne pouvaient attendre.

Puis il y avait eu cet incident, une séance de fouet, chose qui, de son point de vue, devait être assez rare à bord du Pluvier Doré. Un marin avait été surpris en état d’ébriété, affalé sur le château avant où il aurait dû assurer la veille. Il s’en était pris à Britton, le bosco, qui l’avait découvert.

Elle avait remarqué le visage défait de Keen, tandis que résonnaient jusque dans la cabine pourtant bien close les claquements du fouet. Il devait revoir ce qui était arrivé à Zénoria, contrainte de subir la bestialité du capitaine de son transport, l’excitation malsaine des prisonniers qui se bousculaient pour assister à son châtiment, le fouet qui zébrait son dos nu.

— C’est fini, mon enfant, dit-elle enfin – elle sourit à Sophie qui se rhabillait pudiquement : Maintenant, ouste, allez aider Ozzard à préparer le repas.

Lorsqu’ils furent de nouveau seuls, elle dit à Bolitho :

— J’aime bien te contempler, lorsque tu es ainsi.

— Tu n’es pas lasse, Catherine ?

— Jamais lorsque je suis avec toi.

Bolitho lui montra le travers.

— D’ici peu de jours, si le vent le veut bien, nous laisserons les îles du Cap-Vert par tribord et, un peu plus loin, la côte du Sénégal – il lui sourit : Encore que je doute fort que nous les apercevions !

— Connais-tu déjà ces parages, Richard ?

Il laissa son regard errer sur le sillage bleuté.

— Un peu. Cela remonte à l’époque où j’étais aspirant à bord de la Gorgone, un vieux soixante-quatorze, comme l’Hypérion.

— Quel âge avais-tu alors ?

Elle surprit un éclair de tristesse dans ses yeux gris.

— Oh, environ seize ans, j’imagine.

— Tu connaissais déjà ton ami ?

Il se tourna vers elle.

— Oui, Martyn Dancer – il n’avait pas envie de revivre ces souvenirs – À cette époque déjà, nous faisions la chasse aux négriers. Je suppose que ce fichu fort est toujours debout. Le pavillon n’est plus le même, mais ce commerce répugnant se poursuit.

La porte s’entrebâilla et Ozzard passa la tête. Apercevant Catherine, il fit mine de se retirer, mais Bolitho lui demanda :

— Qu’y a-t-il ? Parlez sans crainte.

Ozzard s’approcha comme s’il marchait sur des œufs et ferma soigneusement la portière derrière lui.

Catherine se retourna, posa les mains sur le rebord de la fenêtre et lui dit en contemplant l’océan :

— Je n’écoute pas, Ozzard.

Ozzard voyait sa silhouette qui se découpait sur fond d’eau scintillante. Elle avait réuni ses longs cheveux noirs au sommet de sa tête, retenus par un large peigne espagnol – « brassés serré », disait Allday. Ozzard voyait son épaule à demi découverte, l’arc parfait de sa nuque. Il se demandait s’il n’était pas ensorcelé, ses souvenirs atroces ne le lâchaient jamais, le torturant sans paix ni cesse. Il se décida enfin :

— Je suis allé faire un tour dans la cale arrière, sir Richard. Je voulais prendre un peu de ce vin du Rhin que Madame a fait venir de Londres. Il fait plutôt frais à cet endroit-là.

— J’ai hâte d’y goûter, répondit Bolitho – mais il sentait bien que le petit homme était nerveux : Et alors ?

— J’ai entendu des voix. J’ai repéré une manche à air et j’ai écouté. C’étaient les prisonniers. L’un d’eux disait : « Maintenant que ce lâche, cet incapable, a dégagé les lieux, on peut enfin se retrouver, pas vrai, les gars ? »

Il revoyait la scène en la racontant, la peur d’omettre un détail lui déformait les traits.

— Et un autre lui a répondu : « Tu vas pas être déçu, crois-moi ! »

Sans se détourner du spectacle de l’océan, Catherine lui demanda doucement :

— Qui était-ce ? Vous le connaissez, n’est-ce pas ?

Ozzard hocha la tête, l’air accablé.

— C’était le second, Mr. Lincoln.

— Allez chercher le commandant Keen, je vous prie – et, tendant le bras : Et sans courir, Ozzard. Il ne faut pas éveiller les soupçons.

Lorsque la porte se fut refermée, Catherine vint s’asseoir près de Bolitho.

— Richard, étais-tu au courant ?

— Non. Mais j’ai noté que tous les incidents qui ont eu lieu se sont produits soit lorsque Lincoln était de quart, soit lorsque c’était Tasker.

C’était le nouveau qui avait embarqué à Gibraltar.

Elle sentit ses mains posées sur son corps. Il la serra plus fort, plaquant sa robe sur sa peau moite.

— Ne crains pas pour moi. Richard, j’ai déjà affronté bien des périls.

Bolitho regardait ailleurs, quelque part au-dessus de son épaule, essayant d’imaginer toutes les hypothèses possibles. Mais il avait beau retourner le problème dans tous les sens, il s’agissait au mieux d’une mutinerie, au pire de piraterie. Dans les deux cas, l’exécution du crime exigeait l’élimination des témoins. Et puis, il y avait Catherine.

Elle lui dit très tranquillement :

— C’est à cause de moi que tu te trouves à bord et que tu n’as pas embarqué sur un vaisseau du roi, avec tout pouvoir pour agir comme tu l’entends. Dis-moi ce à quoi tu t’attends, mais ne te laisse pas abattre et ne tiens pas compte de moi. Je suis avec toi – elle fit miroiter sa bague au soleil : Tu te souviens de ce qu’elle signifie ? Alors, à Dieu vat.

Lorsque Keen arriva, il ne remarqua rien de particulier, jusqu’à ce que Bolitho lui dise :

— Il faut que nous parlions, Val. Je crois que quelque chose se prépare, des gens veulent s’emparer de ce navire avant de retrouver le « fantôme » qui nous suit. Car je suis sûr qu’il n’est guère loin.

Keen regardait Catherine, essayant de ne pas songer au sort qui l’attendait.

— Je suis paré, amiral.

Mais, quel que fût le cours des événements, il se rendit compte, tout étonné, que cela le laissait totalement froid.

 

La journée du lendemain se déroula sans incident, et il en fut ainsi jusqu’au soir. Le ciel sans nuages assommait l’équipage et fixer la ligne d’horizon était pénible. Bolitho, qui se tenait près de la roue en compagnie de Keen, regardait les hommes travailler mollement sur le pont.

Bezant avait pris quelques hauteurs de soleil, il semblait assez satisfait de leurs progrès. Un vent chaud de noroît gonflait les voiles, assez fort pour projeter des gerbes d’embruns jusque bien au-dessus du boute-hors.

— Comptez-vous lui en toucher un mot, amiral ?

Bolitho regardait Catherine et sa servante assises sur un banc de fortune abrité sous une toile. Sophie ne savait rien de ses soupçons, et c’était mieux ainsi. Mais Bezant ? Il avait eu l’air tout surpris par la qualité des passagers qu’il allait embarquer, lorsque Jenour était arrivé en avant-coureur à Falmouth. En général, il prenait à son bord petits fonctionnaires, officiers subalternes de l’armée, leurs épouses aussi, parfois. Mais il était difficile de ranger dans ces catégories le vice-amiral et sa dame.

— Le prévenir ? – un poisson jaillit sur l’avant : Si vous confiez un secret à votre meilleur ami. Val, ce n’est déjà plus un secret. Et Bezant, tout capable qu’il est, n’est pas un ami.

— Ozzard a pu se tromper, répondit Keen d’un ton égal. Ou encore, le maître essayait-il tout bonnement de calmer les prisonniers après ce qui venait de se passer.

Bolitho se contenta de sourire, il vit que Catherine détournait le regard.

— Mais vous ne croyez pas ce que vous dites, n’est-ce pas ?

Keen essaya de ne pas fixer du regard un matelot qui passait près d’eux. Le moindre mouvement risquait de les faire remarquer. Qui était avec eux, qui était contre ?

Bolitho vit Jenour émerger de la descente, son carnet de croquis à la main. Le jeune homme traversa le pont incliné et vint les rejoindre.

— Quel est le résultat de vos recherches, Stephen ?

Jenour mit la main en visière, comme s’il cherchait quelque sujet à croquer.

— A l’origine, le bâtiment était muni de sabords destinés à des quatre-livres. Il y en a un au droit des porte-haubans d’artimon. C’est Allday qui l’a trouvé. Il dit qu’on pourrait ouvrir le mantelet en cas de besoin, il est simplement rendu étanche par du goudron.

— Je ne vois pas où vous voulez en venir, fit Keen en fronçant les sourcils.

Bolitho se détourna, ils allaient bientôt devoir se séparer. Il ne fallait pas qu’on les soupçonne de machiner un complot.

— Val, il y a un pierrier monté sur le pavois à tribord. Il est chargé en permanence, ce qui n’est pas rare à bord des petits navires marchands en navigation isolée. On peut le pointer sur le pont aussi bien qu’en abord.

Jenour, esquissant quelques vues dans son carnet, dit :

— Allday ajoute qu’il faudrait quelqu’un de plus mince que lui pour réussir à se faufiler par là – il eut un sourire timide : Je crois que j’ai exactement la bonne taille !

De vieilles images se bousculaient dans la tête de Bolitho. C’était à bord de sa frégate, la Phalarope, lorsque avait éclaté une mutinerie. Il se souvenait d’un petit aspirant, le nommé John Neale. Bolitho, aidé de quelques autres, lui avait enduit le corps de graisse pour le faire passer par une manche à air afin de donner l’alerte. Dans l’image suivante, Neale avait changé de tête. Jeune capitaine de frégate, comme Adam à présent, en train de mourir de ses blessures lorsqu’il avait été fait prisonnier par les Français avec Bolitho. Nous, les Heureux Elus. L’expression venait le heurter de plein fouet, comme pour le narguer encore.

Il reprit brusquement :

— Cette fois-ci, il s’agit peut-être de fumée sans feu. D’ici demain…

Mais il leva la tête comme les autres en entendant la vigie crier :

— Ohé du pont ! Voile dans le nord !

Bezant vint les rejoindre.

— Ce salopard est encore à nos trousses !

— Que faites-vous d’habitude comme traversées, capitaine ?

Apparemment. Bezant était dérouté par la perspective de nouvelles difficultés.

— Les traversées, sir Richard ?

Il se gratta le menton à grand bruit.

— Gibraltar le plus souvent, ensuite Malte, avec du ravitaillement et des dépêches pour la flotte qui est stationnée là-bas. Dans le bon vieux temps, nous allions souvent en mer Baltique, on trouvait de la besogne dans les ports suédois – tout, pourvu que ça paie.

— Pensez-vous que ce bâtiment si bizarre ait pu attendre au large de Gibraltar pour s’assurer que vous ne vous dirigiez pas vers Malte ?

Bezant le regarda, visiblement sans comprendre de quoi il s’agissait.

— Et pour quoi faire ? Je peux semer cette canaille comme je veux dès que nous aurons donné du tour au cap Blanc. Parce qu’il y a ce récif, voyez-vous ?

Bolitho hocha la tête et essaya de se protéger de la lumière. Son œil blessé piquait et lui faisait mal.

— Eh oui, capitaine, le récif. Il s’étend sur une centaine de milles à partir du cap Blanc et on sait que bien des beaux navires se sont fracassés dessus.

— Je sais, sir Richard, lui répondit Bezant, un peu pincé. J’ai l’intention de virer et de me rapprocher de terre dès que nous aurons paré le récif.

Bolitho se tourna vers Keen qui écoutait avec attention. Tandis que Bezant, un peu mécontent, retournait étudier la carte, il lui dit doucement :

— Je ne peux rien lui dire.

Le rire de Catherine lui fit l’effet d’un fer rouge.

— Nous ne pouvons prendre le moindre risque, Val. Aucun d’entre nous n’en sortirait vivant pour aller raconter ce qui s’est passé.

Il se tourna vers Catherine et leurs regards se croisèrent au-dessus du pont décoloré par le soleil.

— Mon idée, c’est que Lincoln, ainsi que ce second maître que nous avons embarqué à Gibraltar… comment s’appelle-t-il déjà ?

Keen ne put s’empêcher de sourire, en dépit de la tension : c’est le capitaine de pavillon que l’amiral interrogeait.

— Tasker, amiral.

— Bon, eh bien, je crois que monsieur Lincoln le connaissait.

Keen se passa la main dans les cheveux et dit :

— Ce doit être la première fois qu’ils transportent autant d’or et de monnaie, et cela ne leur arrivera sans doute plus jamais.

Bolitho réfléchissait.

— Donc, cela aura lieu demain. Car si ce Lincoln envisage de se transformer en voleur ou pis encore, il aura absolument besoin du brick qui est dans le vent à nous.

Jenour s’éloigna avec son carnet. Tout comme les autres, il était sans armes et ne portait que son pantalon et sa chemise. Dévoiler une arme eût été le bain de sang assuré.

— Les hommes resteront peut-être fidèles à leur capitaine ? suggéra Keen.

Bolitho lui donna une grande tape sur le bras, si bien que plusieurs marins se retournèrent en entendant cette manifestation de familiarité.

— Avec la part de prise qu’on va leur faire briller, Val ? Personne ne résiste à l’appât du gain !

Lorsque le soleil commença à baisser à l’horizon du couchant, le vent forcit. On arisa misaine et grand hunier. La mer changea d’aspect, de longues rangées de lames s’avançaient, coiffées de moutons. Les vagues tournèrent elles aussi au métal fondu lorsque le soleil continua de baisser, un métal qui rappelait l’or transporté par Le Pluvier Doré dans ses cales.

De retour dans leur cabine, ils essayèrent de se comporter comme à l’accoutumée. Au moindre signe anormal, tout aurait sauté comme si on avait mis le feu à la Sainte-Barbe.

Dans un coin sombre, Catherine s’affairait à serrer divers objets dans deux sacs, sous l’œil inquiet de Sophie. Elle lui dit :

— Il va peut-être se passer quelque chose, Sophie, mais vous ne craignez rien. Restez près de moi jusqu’à ce que tout soit terminé.

Keen, attablé, jouait aux cartes avec Yovell. Ils n’y mettaient guère de cœur, mais, par la claire-voie, les hommes de quart pouvaient les voir.

Bolitho retrouva Allday qui soufflait bruyamment dans l’autre cabine, celle où ils avaient déposé les coffres et des affaires dont ils n’avaient pas l’usage.

— C’est ici, sir Richard !

Il déhala sur une ligne. Bolitho sentit une bouffée d’air salin pénétrer dans le local où régnait une odeur de moisi. Le mantelet s’était soulevé de quelques pouces. Il aperçut le reflet de la lune sur l’eau bouillonnante. On entendait les craquements et les gémissements du gréement, parfois le cri d’un timonier.

Ce navire est déjà condamné. Bolitho se sentit pris d’une rage subite. Keen avait raison, c’était demain ou jamais. Bezant lui-même s’apercevrait vite que quelqu’un essayait de ralentir l’avance du Pluvier Doré, et ensuite, il serait trop tard.

Allday respirait bruyamment et par à-coups. Il dit à Bolitho :

— Le vieux Tojohns garde un œil sur la descente, sir Richard – il soupira et ajouta tristement : Je m’demande comment que s’appelle la petite veuve de Jonas Polin. Dans le feu de l’action, j’ai tout bêtement oublié de lui poser la question – et, hochant la tête : Je m’fais vieux, ça pour sûr !

Bolitho se pencha dans l’ombre et prit son gros bras. Il ne trouvait pas les mots, mais ils se comprenaient.

Il n’y avait eu aucun bruit anormal et jamais Bolitho ne sut ce qui l’avait mis en alerte. La seconde d’avant, il somnolait sur une chaise près de la couchette de Catherine qui se balançait. Il se réveilla brutalement, les oreilles aux aguets.

Il se dirigea doucement vers la porte et regarda ce qui se passait de l’autre côté de la toile. On apercevait les premières lueurs du jour à travers les fenêtres de poupe. L’horizon encore embrumé s’étendait sans fin, comme un fil de soie.

Keen était debout, il avait assuré la veille en compagnie de Tojohns. Et bien que ses traits fussent noyés dans l’obscurité, Bolitho prit conscience du danger, comme si un esprit malin rôdait dans les parages.

Une forme claire commença à se déplacer dans un coin de la cabine et manqua le bousculer. Il l’empoigna vivement et lui mit une main sur la bouche.

— Sophie, murmura-t-il, allez réveiller votre maîtresse, mais pas un mot !

Keen s’approcha, en prenant bien garde de ne pas passer dans le rectangle de lumière découpé par la claire-voie.

— Amiral, que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas trop.

Il faisait chaud et humide, mais il avait l’impression d’avoir une chemise glacée sur le dos.

On eût dit que le bâtiment avait été abandonné. Pendant les quarts de nuit, allez savoir quand, ce même esprit malin avait éliminé un par un tous ceux qui vivaient à bord et le navire n’était plus manœuvré que par un fantôme.

La toile battait mollement, des drisses grinçaient de temps à autre, on avait le sentiment que personne ne se souciait guère de faire naviguer Le Pluvier Doré.

Bolitho devina à son parfum que Catherine arrivait. Elle se serra contre lui.

Elle s’était habillée et avait changé ce peigne espagnol qui retenait ses cheveux. Il le voyait, cet autre peigne, il luisait doucement dans la maigre lueur dispensée par la claire-voie.

Comme le pont partait au roulis, il la saisit par le bras. Il avait affronté trop souvent le risque de la mort ou la menace du bistouri pour ne pas ressentir une fois encore la terreur diffuse qui venait. Deux vaisseaux en route de collision, sur une mer déserte. Ou encore, des escadres éparpillées dans le plus grand désordre, comme des hallebardiers sur un champ de bataille qui ont cessé de se battre pour regarder leurs seigneurs et maîtres s’affronter en combat singulier.

L’attente, toujours l’attente. Le pire moment de tous. Exactement comme maintenant. Puis tout allait se déchaîner, ce qui aiderait au moins à oublier la peur.

Il entendait la respiration d’Allday de l’autre côté de la portière. Il était posté là avec Tojohns pour surveiller la descente, à l’affût peut-être d’un coup de pistolet, d’un cliquetis de lames.

Lorsque tout se déclencha, ce fut terrible et totalement inattendu. La chose paraissait tellement irréelle et malvenue pendant ce quart du matin au large des côtes d’Afrique.

Ils entendirent un bruit de verre brisé puis un grand cri inhumain qui se transforma immédiatement en un éclat de rire énorme et inextinguible.

— Ils ont mis le rhum en perce ! s’écria Keen.

Une porte s’ouvrit à toute volée. La grosse voix de Bezant se fit entendre, il était furieux. On aurait dit qu’il était dans la cabine.

— Espèce de sale ordure ! Mais bon Dieu, qu’est-ce que vous faites ?

Un autre éclata de rire, hystérique, comme quelqu’un qui aurait perdu la raison.

Un objet assez lourd, peut-être un cabillot, tomba sur le pont en ricochant et Bezant se mit à hurler :

— Foutez-moi le camp, fils de pute !

Il avait sans doute utilisé un pistolet, l’écho d’un coup de feu se répercuta sur le pavois. Bolitho entendit le rire se transformer en un cri terrible. Et Bezant reprit, comme soulagé :

— Ah, c’est toi, Jeff ! – puis, tout surpris : Pour l’amour de Dieu, réfléchis à ce que tu es en train de faire !

Un second coup de feu retentit, venu apparemment des hauts. Un corps s’écrasa sur le pont comme une bille de bois.

— Tu es prête ? dit Bolitho à Catherine en lui prenant le poignet.

Pas de provocation – un éclair passa dans ses yeux : Un seul mouvement de trop…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Quelqu’un passa le canon d’un mousquet à travers la claire-voie. L’homme leur cria :

— Montez sur le pont ! Et pas d’embrouilles, vous m’entendez ? Ou je vous abats !

Bolitho aperçut Jenour se glisser dans la cabine inoccupée où l’attendait Ozzard pour dissimuler après son passage le sabord derrière un tas de coffres et d’effets divers.

Les idées se bousculaient dans sa tête. Et si Jenour n’arrivait pas à se faufiler ? Et même dans ce cas, quelles étaient ses chances de réussite ?

Il aperçut Allday et Tojohns au pied de l’échelle. On devinait également des ombres plus haut, sur le pont, celles d’hommes qui les attendaient.

Bolitho prit Catherine par le bras et l’obligea à se retourner :

— Souviens-toi, Catherine : je t’aime.

Keen arriva et lui dit :

— J’y vais, amiral.

Il semblait parfaitement calme. Comme un homme qui se retrouve face au peloton d’exécution, qui sait que tout espoir est vain, et que même la peur n’empêche pas de jubiler.

— Nous allons enfin savoir. Si je dois tomber, je prie Dieu qu’il vous protège tous les deux.

Il gagna alors le pied de l’échelle et saisit la main courante sans la moindre hésitation. Il s’arrêta un bref instant en atteignant l’hiloire vernissée que l’on gardait repliée quand elle ne servait pas. Par mauvais temps, elle était censée empêcher l’eau de dévaler dans la descente. Bolitho ne vit même pas Keen bouger lorsqu’il saisit délicatement le pistolet qu’il avait caché là pendant la nuit.

Sur le pont, alors que l’aube se levait à peine, le spectacle qui attendait Keen était aussi abominable que tout ce que l’on pouvait imaginer. Le capitaine Bezant, allongé sur le flanc, serrait sa cuisse blessée ; du sang s’épanchait sur le pont. Un cadavre – les yeux grands ouverts – était étalé près des dalots. Il avait un trou béant dans la gorge, là où le coup de feu de Bezant l’avait atteint. Des hommes étaient réunis par petits groupes, certains en armes, et qui en tenaient d’autres sous la menace : des marins tétanisés, espérant se réveiller de ce cauchemar.

Un peu plus haut, dans les enfléchures au vent, un homme rechargeait tranquillement son mousquet. C’est sans doute lui qui avait abattu Bezant lorsqu’il avait émergé sur le pont. Le second, Jeff Lincoln, attendait Keen, ses gros battoirs sur les hanches. Il avait du sang sur les manches, mais ce n’était pas le sien.

— Eh bien, commandant ? – il essayait de voir s’il avait quelque chose à craindre : Etes-vous seul ?

Keen vit quelques mousquets s’agiter, certains étant visiblement entre des mains expertes, celles des soldats que l’on avait libérés.

— Mes compagnons vont monter, monsieur Lincoln. Si vous levez la main…

Lincoln hocha la tête.

— Ce n’est pas vous qui donnez les ordres, ici, commandant. Je crois savoir que vous vous êtes marié il y a peu, avec une jeune femme, n’est-ce pas ? – et, voyant Keen marquer le coup : On va pas la rendre veuve si vite, hein ?

Il y eut des rires, mais quels rires sinistres : ces hommes s’étaient laissé embarquer sans comprendre ce qu’ils faisaient.

Keen se tourna vers eux :

— Vous pouvez encore vous ressaisir. Compte tenu des circonstances, un tribunal pourrait faire preuve de clémence.

Il se gardait bien de croiser le regard de Lincoln, cet homme imposant aux sourcils en broussaille. Il avait envie de lui rentrer dedans, de le tuer avant de se faire massacrer à son tour. Il reprit :

— Vous connaissez les usages de la marine, monsieur Lincoln.

Il se rendit compte que le second maître fraîchement embarqué, Tasker, les regardait tour à tour, puis poursuivit immédiatement :

— Se mutiner est déjà une sale affaire, mais s’emparer de gens aussi considérables qu’un vice-amiral et sa femme…

— Nous ne savions pas qu’ils devaient embarquer, coupa sèchement Tasker.

Lincoln s’en prit vivement à lui en criant :

— La ferme, toi ! Tu vois donc pas ce que ce satané aristo essaie de faire ? – et, s’adressant à Keen : C’est moi qui commande – il désigna alors le capitaine blessé : Si vous voulez l’épargner, ainsi que vous-même, donnez donc un coup de main à ce vieux grigou !

Keen s’agenouilla près du capitaine qui gémissait et fit un pansement serré autour de la blessure avec sa cravate. La balle avait pénétré profondément, une balle de mousquet qui avait dû ricocher sur l’os.

Mille réflexions lui traversaient la tête à toute allure, ce qui ne l’empêchait pas d’évaluer la distance jusqu’au panneau : leur dernière chance si tout le reste échouait.

Il aperçut le bosco, Luke Britton, soutenu par deux de ses hommes. Il avait été violemment frappé à la tête et du sang lui coulait sur le front. Lui au moins était resté loyal, comme ceux qui se trouvaient près de lui. Peut-être parce qu’ils avaient peur, car les marins craignaient la mutinerie encore plus que la fièvre jaune. Peut-être aussi, et surtout, parce qu’ils redoutaient le sort qui les attendait s’ils étaient pris.

Les prisonniers que l’on avait relâchés étaient les plus dangereux du lot. Les hommes soumis à la discipline la plus rigoureuse étaient souvent ceux qui se révélaient les plus sauvages lorsqu’ils recouvraient la liberté. Ils n’avaient rien à perdre, hors la vie. Et ils le savaient depuis le jour où ils s’étaient enrôlés, ou lorsqu’ils s’étaient laissé embobeliner en acceptant la solde du roi.

L’ombre de Lincoln s’approcha d’eux.

— Eh toi, va chercher une baille ! – et, s’adressant à Keen : Faites asseoir cette canaille près de la barre, je pourrai la garder à l’œil !

Un marin que Keen ne connaissait pas arriva en traînant les pieds et se mit à crier :

— Ce salaud m’a fait fouetter ! Laissez-le-moi, je vais lui mettre le dos en charpie !

Lincoln le fixait avec un mépris non dissimulé.

— Tu crois que tu peux te permettre de fanfaronner, espèce de porc ? Tu as cherché ta punition – et si le capitaine ne te l’avait pas infligée, crois-moi, je m’en serais chargé moi-même !

Le marin battit en retraite comme s’il avait reçu un coup de poing.

Un grand silence se fit lorsque Catherine et Bolitho arrivèrent à leur tour. La servante, les yeux baissés, serrait convulsivement la main de sa maîtresse. Catherine tourna lentement la tête et, contemplant ceux qui la regardaient, lâcha : fous n’êtes qu’un ramassis de vermines.

Lincoln explosa :

— Ça suffit !

Il remarqua le vieux sabre que Bolitho portait à son flanc et ajouta :

— Je souhaite le récupérer, s’il vous plaît.

Mais quelque chose dans le regard de Bolitho dut l’alerter, lui laisser penser que ses plans risquaient d’avorter avant même d’avoir débuté, et il changea d’avis. Au lieu de cela, il tendit la main et s’empara de Sophie par le poignet. Il l’attira contre lui et elle resta là, tremblant comme une feuille. Catherine lui dit :

— C’est donc cela, votre beau courage ? – elle se dégagea doucement de l’étreinte de Bolitho et s’approcha de Lincoln : Si vous avez besoin d’un otage, prenez-moi, pas cette enfant.

Plusieurs des spectateurs se mirent à rire et un soldat lança :

— Et quand t’auras fini, mat’lot, je prends ta place !

Catherine se força à ne pas broncher, elle ne se tourna pas non plus vers Bolitho. Elle dit à Sophie :

— Retournez avec Mr. Yovell et les autres. Je reste ici avec ce gentleman.

Bolitho était à côté de Keen, tendu comme un ressort. Il dit à Bezant qui se plaignait toujours :

— Vous savez qu’ils vont nous tuer – vous le savez, n’est-ce pas ?

— Je… je n’y comprends rien – il avait l’air plus surpris que furieux de ce qui arrivait : Je me suis toujours conduit en honnête homme.

— C’est du passé – il serra sa prise sur les larges épaules de Bezant et laissa son regard se fixer sur les rayons de la roue : Vous seul pouvez l’empêcher.

Il sentit Keen se raidir lorsque Lincoln se saisit de l’une des boucles d’oreilles de Catherine. Il avait posé ses grosses pattes sur la robe et plaquait le tissu contre sa peau. Tout pouvait dégénérer à la seconde. Il ne s’agirait plus de mutinerie, mais du pire déchaînement de violence et de férocité.

Bolitho entendit Catherine répondre à ce que venait de lui dire ou de lui laisser comprendre Lincoln :

— J’accorde plus d’importance à ma vie qu’à ces objets de valeur.

Le dénommé Tasker intervint :

— Dis-leur sur-le-champ ce qu’ils doivent faire ! Ils sont déjà à moitié saouls, bon Dieu !

Et, se tournant vers Catherine, il ajouta :

— Faites bien attention, ma petite dame, j’ai été négrier dans le temps, je sais un ou deux trucs sur les longues traversées avec une cargaison de bois d’ébène !

Mais Lincoln le repoussa. Cette intrusion ne lui plaisait guère, 0u peut-être était-il jaloux. Difficile de savoir. Bolitho ne pensait qu’à une chose, ce corps aimé prisonnier entre leurs mains, son désespoir à elle qui ne faisait qu’aiguillonner des hommes de cette engeance.

Bezant lui saisit le bras.

— Vous ne savez pas ce que vous me demandez ! Et pourtant, si quelqu’un doit le savoir, c’est bien vous.

Bolitho se dégagea et lui glissa à l’oreille :

— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit.

Lincoln était monté sur un panneau, jambes écartées pour lutter contre le roulis. Il dit à l’un des soldats :

— Surveille le patron près de la barre. Si je t’ordonne de l’abattre, tu le fais. Je ne vais pas risquer de perdre une once d’or pour une minute de lubricité.

Il se tourna rapidement vers la femme qui se trouvait derrière lui, tout près. Il allait la mater. Elle pouvait se démener tant qu’elle voulait, elle ne s’en sortirait pas. Une créature d’une telle beauté, une femme comme il n’en avait pas vu de toute son existence.

Il se reprit.

— Commencez à remonter les caisses de la cale – puis, désignant du doigt le bosco qui saignait toujours de la tête : Toi, occupe-toi de trouver des palans et des élingues, et débrouille-toi pour que les caisses soient solidement saisies.

Bolitho se tourna vers Allday :

— John, allez donner la main aux palans.

Il lui avait parlé le plus tranquillement du monde, mais Allday fut immédiatement en alerte.

— Cela vous donnera quelque chose à faire.

John. Il l’avait appelé par son prénom. Allday en fut touché au-delà du possible. Dans quelques minutes, ils seraient peut-être tous morts. Ou encore, il ne se passerait rien du tout, si la vue de deux femmes chez des hommes à l’esprit embrumé par le rhum faisait tomber les dernières défenses de Lincoln.

Tasker s’avança vers les dalots et se pencha sur le cadavre. Après avoir arraché la bourse accrochée à la ceinture du mort, il fit un geste du pouce :

— Passez-moi ça par-dessus bord !

Il ne s’était pas retourné que le corps tombait à l’eau et défila rapidement le long du bordé jusqu’à l’arrière. Tasker avait encore en tête cette image d’une femme fière, arrogante même, comme il gardait celle d’esclaves noires qui hurlaient après qu’il eut lâché ses hommes sur elles.

Pendant ce temps, sous ses pieds, Jenour déposa ses armes sur le pont et jeta un œil par les sabords grands ouverts. Tout allait trop vite, la mer qui scintillait, c’était trop tôt.

Il fit un bref signe de tête à Ozzard. Le gringalet était visiblement terrifié. Jenour se dit soudain qu’il ne fallait pas le laisser ainsi, sans un mot, sans quelque manifestation de réconfort.

— Je vous ferai un petit dessin quand tout sera terminé, hein ?

Il lui mit la main sur l’épaule, comme il avait vu si souvent Bolitho le faire. On aurait dit qu’il avait en permanence besoin de contact physique, lorsque des hommes, ne sachant ou ne comprenant pas ce qu’il voulait, croyaient qu’il n’avait besoin de rien.

Ozzard n’eut pas l’air d’entendre.

— Faites bien attention, monsieur. On vous aime tous beaucoup.

Sans le quitter des yeux, Jenour entreprit de faire passer ses épaules par le sabord. La chose n’allait pas être simple, mais il n’avait jamais pensé qu’elle le serait. Baissant les yeux, il aperçut la doublure de cuivre de la coque briller dans l’eau écumante. Il leva un peu la tête, distingua le porte-haubans d’artimon, les poulies et les cadènes en chanvre goudronné qui retenaient les haubans frémissants. Le canon était sans doute tout près, mais hors de sa vue.

Il reprit sa reptation sur les planches de bordé toutes chaudes, à l’instant où le cadavre jeté par-dessus bord plongeait dans l’eau sous lui. Une main de l’homme effleura son bras au passage et il attendit, rempli d’horreur, le claquement d’un coup de feu, ou le choc horrible d’une pique d’abordage. Il y en avait tout un tas, rangées au pied du mât d’artimon.

Il baissa à nouveau les yeux au moment où quelque chose passait dans le sillage créé par la poupe inclinée du brigantin. Pendant plusieurs secondes, il distingua nettement deux billes vides, noires, puis le requin plongea et se lança à la poursuite du cadavre qui dérivait.

Jenour serra les dents, se déhala jusqu’au porte-haubans et s’installa dessus. Il attendit ce qui lui parut une éternité avant d’oser lever la tête. Le pavois n’était qu’à quelques pieds – un curieux pouvait à tout instant se baisser et le voir. Peut-être tous ses compagnons avaient-ils déjà été massacrés, même s’il n’avait rien entendu. Il songea à sa lettre inachevée, aux dessins que sa famille, à Southampton, ne verrait jamais. Il sentit ses yeux le piquer, il tremblait de tous ses membres et dut se contraindre à regarder l’eau sous ses pieds. Il étouffa un sanglot. Ils n’auraient pas longtemps à attendre. Il murmura : « Dieu les protège. » Mais il ne savait pas à qui s’adressait cette prière.

La première caisse solidement renforcée arriva sur le pont, accueillie par les mutins qui attendaient là. Ils poussèrent des cris de joie. On mit un second tonneau de rhum en perce.

Catherine, voyant que quelques marins lui jetaient des regards insistants, détourna les yeux et chercha ceux de Bolitho. Ils échangèrent un signe muet.

Mais elle se retourna aussitôt, très légèrement, son cœur battant à tout rompre. Elle mit la main sur sa gorge. Elle connaissait les intentions de Bolitho : les doigts ensanglantés et salis de Jenour qui cherchaient à tâtons les bas haubans, tandis que, sous le pierrier, deux marins se reposaient à l’ombre. Jenour risquait à n’importe quel moment de faire du bruit et de les mettre en éveil.

Lincoln ingurgita une goulée de rhum avant de lâcher un grand rot. Ses yeux rougis fixaient la main posée sur cette poitrine.

— C’est moi qui devrais être là, milady !

Elle se détourna et entreprit de remettre sa coiffure en place. Elle sentait son haleine, il empestait le rhum, et respira son odeur, mélange de sueur et de crasse. Il la saisit par la taille et fixa de façon insane le sillon sombre entre ses seins.

Elle ne pouvait s’empêcher de le regarder, elle sentait ses mains explorer son corps.

— Je dois défaire mes cheveux ! lui dit-elle.

Si elle avait le malheur de penser à Bolitho, tout était perdu.

Elle entreprit d’ôter adroitement le long peigne qui retenait ses cheveux. Lorsqu’ils lui tombèrent sur les épaules, elle brandit l’objet et l’enfonça dans l’œil de Lincoln.

Il tomba en arrière en hurlant. Le peigne était toujours fiché dans l’orbite, comme une protubérance obscène.

Quelqu’un laissa son mousquet lui échapper, le coup partit, si bien que ceux qui s’étaient rués sur leurs armes se figèrent instantanément. Ils virent sans y croire Lincoln, couché sur le dos, labourant le pont de ses gros souliers, pissant le sang.

Tasker, le nouveau second maître, qui avait été négrier dans le temps, s’empara de son pistolet en criant :

— Laissez-le là ! Descendez les autres en bas et mettez-les aux fers, après, on s’occupera d’eux comme il convient !

Il regardait cette grande femme à la chevelure sombre qui, sans tenir compte des armes pointées sur elle, était allée rejoindre Bolitho. Il se mit à rire :

— Cet aiguillon à piquer les porcs qui vous tient lieu de sabre ne vous servira pas à grand-chose, amiral !

Bolitho resserra sa prise sur la poignée de son sabre. Il ne se souciait que d’une chose : elle qui se pressait contre lui. Le ton très calme de sa réponse le surprit lui-même, alors qu’un instant avant, il était prêt à se précipiter pour la défendre.

— Mais non, répondit-il, nous avons des renforts à présent.

Au grand étonnement de Tasker, il remit le vieux sabre au fourreau. Tasker changea de tête en découvrant le pierrier pointé sur le pont, à la hausse minimale, droit sur le groupe des mutins.

Allday avait arraché son coutelas à l’un des mutins préposés à la garde des marins restés fidèles. Il courut jusqu’à l’arrière, courbé en deux pour le cas où Jenour aurait tiré trop tôt sur le boute-feu, transformant le pont en charnier avec son pierrier chargé à mitraille. Bolitho cria :

— Jetez vos armes ! Au nom du roi, jetez-les – ou, je le jure devant Dieu, j’ordonne à mon aide de camp de faire feu !

Keen se leva dans la descente où il se trouvait et leva le chien du pistolet qu’il y avait caché. Tojohns en fit de même avec une paire qu’il avait dissimulée dans un autre endroit.

Keen eut le temps d’observer et d’entendre Bolitho. Ce regard intense… Il se souvenait de ce jour, lorsqu’il lui avait donné l’ordre de continuer à tirer bordée sur bordée contre le vaisseau qui avait coulé l’Hypérion, dans une autre mer.

S’ils ne se rendent pas, ils périront ! Maintenant encore, il était toujours incapable de dire si Bolitho aurait continué le feu, dans le cas où le français n’aurait pas amené ses couleurs.

Il avait en ce moment exactement la même expression.

Les hommes qui se trouvaient sur le pont échangeaient des regards. Certains songeaient sans doute déjà à ce qu’ils pourraient bien raconter pour leur défense, en prétendant qu’ils avaient tenté de maîtriser les mutins. Ceux qui étaient restés loyaux se disaient peut-être que leur sort aurait changé du tout au tout s’ils s’étaient ralliés aux autres. Tout cet or, qui aurait pu les mettre à l’abri du danger et du besoin, le lot de tout marin.

Il y avait pourtant à bord un homme, un seul, que personne n’avait consulté ni menacé. On ne pensait même pas à lui, tous ses camarades étant occupés par la révolte.

C’était un marin de Bristol, un dénommé William Owen. Il était perché dans le croisillon de hune où il assurait la veille, pour le premier quart du matin, en ce jour terrible qui se levait.

Pendant toute la lutte qui s’était déroulée sur le pont, il avait pu observer avec étonnement le spectacle de ses compagnons en train de se battre après que le capitaine eut été abattu et une partie des soldats prisonniers, libérés. Et puis, apparemment, le rapport de force avait basculé en un clin d’œil. Il avait vu la dame de l’amiral. Même depuis tout là-haut, on devinait son allure orgueilleuse. La vigie avait vu les esprits s’échauffer au fur et à mesure que le rhum ôtait sens et raison à l’un des partis. Les mains toutes tremblantes, l’homme se retourna et jeta un coup d’œil aux huniers de l’autre bâtiment. Soulagé, il se frotta les yeux. Il était sauf, on voyait sa poupe, il avait changé d’amure et avait emprunté une route inverse.

Sain et sauf. Il n’avait pris aucune part à ce qui venait de se passer. Il s’était contenté de faire, et de bien faire, son métier. Car Owen était certainement la vigie la plus expérimentée à bord du Pluvier Doré.

Il s’abrita les yeux une fois encore et essaya de se concentrer, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. Il reconnaissait ces indices, mais il ne les avait jamais encore vus lui-même, et cela faisait pourtant quinze ans qu’il briquait les mers.

Sur un grand arc, devant l’étrave, la mer avait changé de couleur, mais rien n’affleurait. On aurait dit une fumerolle qui s’échappe, ou encore la vapeur d’une bouilloire, comme si les profondeurs de la mer étaient en ébullition…

Il se pencha vers le pont et sa voix réussit à dominer tout le reste. Oubliés, la fureur et l’appât du gain.

— Ohé du pont ! Brisants droit devant !

 

Par le fond
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-19]Par le fond(1992).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html